
I-D : Vous avez publié le livre, « Ne pas être un connard – pauvre France« , depuis septembre 2021. Le titre a un avantage : il pré-présente le contenu de l’ouvrage, comme peuvent le faire les livres de Philosophie par l’évocation explicite de leur objet, et ce à la différence des romans. Mais votre ouvrage n’est ni un traité de philosophie, ni un roman. Il s’agit d’une oeuvre hybride, dans laquelle il y a, de l’Histoire, des réflexions philosophiques, des récits où Histoire et histoire s’associent, y compris dans l’uchronie. Mais commençons par le second segment : « Pauvre France ». Pourquoi avez-vous sous-titré votre ouvrage ainsi ? Et pourquoi la France est-elle donc votre sujet ?
Roman Segredo (RS) : Les romans français partent de, parlent de, sur, la France, principalement. Une des principales questions est : vraiment ? sérieusement ? utilement ? pour le mieux ? ou pour divaguer, ou pire, tromper ? « Les Misérables », de Victor Hugo parlent de cette violence politique de cette France du milieu et de la fin du 19ème siècle, une des pires périodes pour la vie humaine dans ce pays. Où un Javert, ce Français par « excellence », un policier, traque un homme qui a réussi à fuir d’un bagne. Et ce qu’il raconte, montre, de la France, est à la fois tout à fait pertinent et très partiel. Dans « Les Misérables », il n’est jamais vraiment question des vrais « misérables », de ces pillards déguisés en « gens bien », « gens de bien ». On se situe donc dans le sens du langage de l’époque : les « misérables » sont les miséreux. Balzac et Zola se disputent le récit bourgeois, sur les Bourgeois. Souvent, les jeunes élèves dans les collèges et lycées se plaignent des longueurs de leurs romans : outre qu’il s’agit de donner à voir, et il faut donc être précis, ils sont eux-mêmes des Bourgeois, et ceux-ci sont, avant tout, des gens de « parole ». Je ne veux pas dire qu’ils tiennent leur parole, mais qu’ils sont des agents de la parole publique, que ce soit la parole, vivante, orale, comme de la parole écrite, dont ils sont les maîtres des codes, avec des métiers omniprésents. Si les chaînes de télévision en continue avaient existé en leur temps, tous ces romanciers « installés », « bien comme il faut » qui, en leur temps, avaient tant à dire sur et contre les Français pauvres, auraient passé des heures assis sur une chaise à « commenter l’actualité ». Ils ont leurs successeurs, héritiers, qui font cela. Il faut avoir écouté pendant quelques heures ces gens, ceux que j’appelle les assis-tés. Pour mesurer l’étroitesse de leurs représentations, de leurs connaissances, pour percevoir ce que peut être une atmosphère, raréfiée, asphyxiante, où il y a si peu d’air pour respirer, pour si peu de personnes. Ces plateaux de télévision nous imposent la disparition de la plus grande partie de l’Humanité. Ils ne donnent pas la parole. Ils l’étouffent, l’interdisent. Et le plus comique est quand ces assis-tés prétendent pouvoir deviser sur… l’assistanat. Quand ils voient et ils entendent cela, nombre de Français disent en soupirant : « Pauvre France ». Cette expression, les Français, oui, en usent régulièrement. Ils veulent dire par là que leur pays subit beaucoup, des problèmes, des préjudices, qui ne sont pas mérités, mais qui, en attendant, s’imposent. J’ai voulu relier cette expression à son autre sens : la France, des pauvres. En fait, la France majoritaire. Celle que des représentations, des discours, supposés raisonnables et rationnels, prétendent pouvoir donner de la France, xième puissance mondiale, pays des Droits de l’Homme, etc. Or, ces discours font écran : entre Français, et des Français vers les étrangers, et réciproquement. Pour connaître la France, il ne faut pas se fier à ces représentations, avantageuses, mais il faut être, « en marche », et découvrir le pays par ses propres yeux. La richesse insolente côtoie l’immense pauvreté, partout. Aujourd’hui, les plus fortunés ne construisent plus de châteaux. D’abord, les châteaux existent déjà, et sinon, ils préfèrent avoir des grandes demeures ou de grands appartements parisiens, dissimulés par des murs épais – même s’ils ne peuvent pas s’empêcher de s’exhiber, d’une manière ou d’une autre. Ils usent de représentations, esthétiques, pour se, faire, représenter, mais la réalité de leurs vies, de leurs sentiments, de leurs propos, ils veillent à les garder bien protégés, parce qu’ils savent que si les pauvres, en France, savaient comment ces riches et puissants, parlent d’eux, il y aurait immédiatement une révolte, voire une révolution. Le mur est donc la force essentielle pour se dissimuler. Il y a beaucoup plus de personnes, de familles, très fortunées, qu’on ne l’imagine, il y a beaucoup plus de très grands pauvres qu’on ne l’imagine aussi. Le problème réside dans cette « imagination », les images que l’on se fait de. Et j’ai voulu évoquer ce problème dans l’Histoire. En fait, ce pays a toujours été structuré ainsi, même pendant et après « la Révolution ». Mais avant 1789, la très grande pauvreté était en très grand nombre, impressionnante. On parle de ces hommes et femmes que le vocabulaire des possédants qualifie d’indigents : les indigènes locaux. Cette structuration inégalitaire, elle est défendue farouchement par des fanatiques : les uns se font entendre, d’autres, moins, d’autres pas du tout. La France des riches cache la pauvre France, la pauvre France ne connaît pas cette France des riches. Pour reprendre une des formules que les défenseurs des riches adorent utiliser, le « communautarisme » sévit, structurellement. La France est un pays où les uns et les autres ne vivent pas ensemble. L’un des problèmes, c’est que ce pays est entre les mains des plus fortunés, et ce depuis très très longtemps. La citoyenneté républicaine n’a t-elle pas créé une illusion que les citoyens, par leurs divers droits, peuvent peser ? Quand vous n’êtes que des locataires d’un pays dans lequel rien ne vous appartient, parce que tout appartient à quelques uns, quelle est votre « citoyenneté » ? Les sans (domicile, revenu) démontrent aux autres ce que c’est de ne pas avoir d’avoir : leur citoyenneté est une pure abstraction, et ils sont interdits de tout ce qui est important pour les possédants. La conclusion, c’est que la « Déclaration des Droits de l’Homme » porte un titre incomplet : c’est la « Déclaration des Droits de l’Homme », bourgeois, et, pendant longtemps, blanc. Ces textes de « droit » et sur les droits sont des textes très limités. Or, quand vous êtes éduqué en France, cette Déclaration est régulièrement sortie de son chapeau pour vous faire « le coup du lapin » : tout ce que vous pouviez dire sur et contre ce pays est immédiatement « tué », neutralisé. Ce qui importe, ce ne sont pas les « droits », mais ce sont les faits (et parmi les faits, il y a, en effet, les droits). Et les faits sont têtus : la France est une « pauvre France » parce que certains pillent les flux financiers de ce pays, et ils ne peuvent le faire que parce qu’ils « en ont le droit ». Le droit français rend cela possible. Nous avons bien un Etat de droit, mais un droit favorable aux propriétaires et aux plus fortunés. Et entre les premiers Seigneurs, qui ont pratiqué la spéculation, et nos Seigneurs-milliardaires, les principales différences résident dans le fait que que ceux-ci sont moins nombreux et qu’ils sont infiniment plus riches que les riches de l’Ancien Régime. Un Louis XIV ferait une syncope face à la fortune d’un Bernard Arnault. Lequel n’EST pas riche. Il le devient, dès lors que nous le laissons prendre ce qui nous appartient. En un sens, la situation actuelle est pire que sous l’Ancien Régime. Parce que, sous l’Ancien Régime, la majorité des Français étaient des paysans. Ils cultivaient les terres, ils cueillaient, ils avaient des bêtes. Ceux qui vivaient près de l’océan, de la mer, ou des rivières, avaient accès à une nourriture foisonnante et non polluée. En deux siècles, tout cela a été, « enclosé », privatisé à tout va, pollué, laminé. Pour quoi ? Pour que quelques centaines, milliers de personnes, aient des revenus annuels qui se comptent en millions, en milliards. Il y a donc une « Pauvre France », depuis longtemps, et il est légitime de se lamenter que la majorité, en France, ait tant à subir. A cette « Pauvre France », j’ai donc voulu parler sur elle, pour elle, et lui exprimer mon amitié.
I-D : Au sujet de ces plus fortunés, vous parlez de « vampires », et vous semblez presque être sérieux. Des vampires ?
RS : En effet. De quoi parlons-nous ? Faut-il définir ce que sont ces créatures ? Oui, parce que cela va toujours mieux en le disant. Nous parlons de ces créatures, humaines et inhumaines, qui se nourrissent du sang des autres, qui en tirent leur vie, un allongement de la vie, qui vivent plutôt la nuit que le jour, qui fuient la lumière du jour parce qu’elle les tue, qui sont des morts-vivants. Le roman de Bram Stoker paraît après que Marx ait écrit « Le Capital », et juste avant qu’Hitler ne naisse, au moment où Freud élabore les bases de la psychanalyse. Il y a là une période éminemment tragique : tragique, ce qui fait couler le sang du sacrifice, sacrifié. Avant même la fin du 19ème siècle, l’Histoire de l’Europe est celle de ses rivières de sang : en France, en métropole, par une exploitation de type esclavagiste dans les usines, les mines, mais aussi dans les lointains, dans les colonies, dont la plupart des Européens n’ont aucune connaissance des crimes et des massacres; avant que ce qui détruisait tant au loin ne revienne vers sa source. Les vampires de Bram Stoker sont des enfants de choeur : ils tuent quelques personnes, et cela finit mal pour le célèbre Comte. Dans l’Histoire elle-même, les victimes se comptent par millions, et les criminels, non content de n’être jamais sanctionnés sévèrement, sont même devenus des gens importants. Et aujourd’hui, la situation reste la même : vécue différemment, représentée différemment, perçue différemment. Il y a une presse qui accomplit une esthétisation de ces vampires : ils sont « riches », ils sont beaux, ils restent jeunes, ils sont des « people ». C’est… fascinant. Mais il faut aussi s’interroger sur ce qui nous hypnotise dans ces représentations. Condition sine qua non pour nous libérer de cette emprise, emprisonnement, psychique et politique, les deux étant toujours associés. Donc, je ne suis pas « presque » sérieux. Je le suis, totalement. Hélas, je préférerais ne pas l’être. Et ce vampirisme qui a pris corps en Europe, les corps d’Europe, en plus, ils l’ont étendu à la planète entière, et ils lui donnent des appellations esthétisées : « mondialisation », « partenariats économiques et stratégiques », « lois économiques ».
I-D : Venons-en au premier segment de votre titre : « Ne pas être un connard ». C’est un titre, frappant. Comment vous est-il venu ? Pourquoi faire une telle fixation sur le connard, les connards ? Et, évidemment, que répondez-vous à ceux qui vous rétorquent, « c’est celui qui dit qui… ». Plus sérieusement, votre ouvrage semble proposer une réflexion philosophique sur le devenir « mésintélligent », de soi, collectif, où vous récusez tout relativisme sur ce sujet.
RS : Ce titre m’est venu un jour où, fatigué après une journée de travail, j’ai allumé la télévision, et j’ai zappé sur quelques chaînes. Pour tomber, oui, tomber, sur une chaîne de merde, sur laquelle un Yoda passé du côté obscur de la force se contorsionnait sur son fauteuil pour user d’une langue de serpent sur tant d’êtres humains. Et en l’écoutant quelques secondes, avant de fuir, je me suis dit qu’il fallait vraiment s’engager à ne pas être comme lui, donc à ne pas être un connard. Et en écoutant cette expression, je me suis dit que je devrais écrire sur ce sujet. Le plus comico-tragique, était de l’entendre nous parler d’invasion, par des étrangers, alors qu’il incarnait une telle invasion, par des gens qui ont, certes, tous la nationalité française, mais qui sont si étrangers, à son Histoire, en tout cas, l’Histoire de la majorité. Donc, pour rester dans la référence à « Star Wars », on peut donc dire que nous devons subir « la guerre des connards de clones » ou « la guerre des clones connards », cette soldatesque, au propre comme au figuré, qui sert l’En-pire : ce régime politique qui entend tout faire empirer. Ce que nous avons sous les yeux depuis des années, et qui semble s’accélérer, terriblement. Evidemment, le risque est de psychologiser cette connardisation, en en faisant une superficialité, quelque chose qui est valable autant de chaque côté, de droite comme de gauche. En somme, où chacun serait le connard des autres. Pour ma part, je pense qu’il y a un « secret » qui lie tous les connards : un rapport à soi, aux autres et au monde, qui dépend de quelque chose. J’ai donc essayé de mettre fin aux secrets de cette connardisation. Donc, mon livre est singulier à plus d’un titre : la plupart des romans mettent en avant des personnages qui sont souvent les porte-parole des auteurs, ou des personnages envers lesquels ils ont de la sympathie, ils invitent, incitent, à la sympathie. Le propos de mon livre n’est pas d’exhiber des connards : des chaînes de télévision font cela, et c’est insupportable. Mais il faut bien en évoquer quelques uns, pour traiter de ce désastre, de ses conditions, de ses conséquences, et surtout, pour nous sortir de cette panade. J’ai donc été contraint d’évoquer certains individus, très, très pénibles, et c’est un euphémisme. Mais je l’ai fait avec plusieurs ambitions (et je ne peux pas affirmer que j’ai réussi, ce sont les lecteurs qui décident), dont une ambition philosophique. Dans le premier long chapitre du livre, j’ai pris appui sur le premier livre du fameux livre de René Descartes, « Le discours de la méthode », afin de l’adapter à notre temps, à nos conditions. On dit souvent que les Français sont « cartésiens », mais il suffit de lire Descartes pour constater que, hélas, il n’en est rien. Et pourtant, il y a quelques belles phrases, où Descartes exprime une véritable pensée humaniste, qui intègre un profond respect des autres, peuples, cultures. Voici un extrait du livre, qui associe le vrai texte de Descartes, avec des modifications réalisées par l’auteur que je suis.

« Il est bon de savoir quelque chose des mœurs de divers peuples, afin de juger des nôtres plus sainement, et que nous ne pensions pas que tout ce qui est contre nos modes soit ridicule, et contre raison, ainsi qu’ont coutume de faire ceux qui n’ont rien vu. Mais lorsqu’on emploie beaucoup de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays, d’autant plus quand celui-ci prétend être au sommet de l’Histoire et des civilisations et que, par comparaison de tant de pays et de mœurs, vous y percevez, hélas, bien au contraire, tant et trop de barbarismes ; et comment ne pas comprendre celles et ceux qui après avoir été tant déçus, voire, dégoûtés, par ce qu’est devenue la France, ont fait le choix de devenir étrangers à leur pays, puisqu’il est devenu étranger à leur être même de Français ; et que cela soit dans l’espace ou dans le temps, comme de ce qui se pratiquait aux siècles passés, on devient ainsi fort savant, puisqu’on s’intéresse aussi à celles qui se pratiquent en celui-ci.«
I-D : Dans le premier chapitre de votre ouvrage, vous prétendez révéler un secret sur l’Histoire de France, à propos d’un bref moment de l’Histoire de France, celui qui voit la fin de Robespierre, et ce que l’on pourrait appeler la « résurrection » de Sade, puisqu’il était condamné à mort. Et vous affirmez que ce qui est advenu à l’un comme à l’autre aurait été en rapport, et que les historiens ont ignoré ou se sont tus sur ce rapport. Vous avez fait un travail d’historien, d’un point de vue professionnel ?
RS : En effet, et c’est saisissant, très troublant. Mais je veux répondre d’abord sur le travail en question. Non, je ne suis pas un historien professionnel. La France est le pays de la « titrisation », pour me permettre ce détournement de sens. Dans un tel pays, Socrate n’aurait jamais connu la gloire. Puisque, à chaque fois qu’il aurait voulu ouvrir la bouche, il lui aurait été demandé : mais QUI êtes-vous ? Avez-vous le droit de parler ?! Des historiens professionnels, il y en a, beaucoup, maintenant dans le monde, de plus en plus, et il faut s’en réjouir, comme pour les autres savants. Mais le fait d’être un professionnel offre t-il des garanties de l’importance et du sérieux du travail proposé à l’attention de tous ? On dira que, à priori, cela offre des garanties. Mais le problème n’est pas à priori, mais à postériori : ce qu’il en ressort concrètement. Il y a des historiens professionnels remarquables, novateurs, sérieux, mais il y a aussi des historiens professionnels superficiels, et d’autres qui présentent des faits, des périodes, de manière trompeuse. Le statut ne détermine pas la qualité du résultat en la matière. D’ailleurs, ce que j’expose à propos de Sade, et du rapport de Sade/Robespierre, aucun historien n’a, à ce jour, à ma connaissance, et j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur la Révolution Française, traité de, n’en a fait, un fait, historique, un fait déterminant, y compris pour la compréhension de la mort de Robespierre, ce qui est quand même, quand on prend en compte les faits, incompréhensible. La vie de Robespierre est plus connue que celle de Sade, parce qu’il est devenu une figure publique entre 1789 et 1794, par les conditions de sa mort. Celle de Sade est connue par bribes. On pense souvent qu’il a passé toute sa vie en prison – c’est une des légendes qui est attachée à sa personne. C’est ce processus révolutionnaire qui, par l’abolition des lettres de cachet en 1790, lui permet de redevenir un homme libre. Son emprisonnement, il le devait à des faits de pédocriminalité et des crimes. Il devient membre d’une « section des Piques », ou de « Vendôme » (à Paris), une sorte de club, de milice, censitaire (au début), et Robespierre en est membre également. De cette section, il devient, dans un premier temps, secrétaire, puis Président. Fin 1793, il est un délégué à la Convention ! Mi-novembre 1793, il lit à la Convention une « pétition de la section des Piques« , adressée « aux représentants du peuple français« . Dans ce texte, il tient un propos général, très manichéen, sur et contre la religion, la foi religieuse, le catholicisme. Les croyances y sont vaporisées. Mais le propos est simpliste, caricatural, provocateur. Début 1794, Robespierre prend le chemin inverse avec une valorisation des croyances religieuses, de leur sens, comme celle de la survie de l’âme après la mort, et il conçoit « le culte de l’Etre suprême », un culte syncrétique pour lier les autres cultes et les justifier. Fin 1793, Sade est emprisonné à nouveau. Il passe d’une prison à une autre, avant d’être interné en maison de santé (un cadre plus avantageux). Mais le 26 juillet 1794, il est condamné à mort, pour « intelligences et correspondances avec les ennemis de la République« . Le même jour, Robespierre prononce son dernier grand discours. Le lendemain, on vient chercher Sade pour l’exécution, mais on ne le trouve pas. Or c’est ce même jour que le cours des choses s’inverse : Robespierre et ses amis sont arrêtés, et sont exécutés dans la foulée, le 28 juillet. Mi octobre, Sade est libéré. Donc, si nous remettons les choses en perspective : ils appartiennent tous les deux à une section citoyenne, et les responsabilités de Sade ont nécessairement conduit Robespierre à le connaître, voire à le rencontrer. Fin 1793, Sade prononce un éloge de la confrontation de la République avec l’Eglise catholique, et Robespierre y répond, et rapidement, par un « Discours pour la liberté des cultes », puis par la conception et la mise en place du culte de l’Etre suprême; enfin, Sade est condamné à mort mais c’est Robespierre qui est guillotiné et la condamnation à mort de Sade est comme annulée. Puis il redevient libre. Comment les historiens n’ont-ils pas pu voir le rapport, les rapports, conflictuels ? Pourquoi Sade est resté caché derrière Robespierre ? C’est pourquoi dans le livre, le second chapitre commence avec lui. Parce qu’il s’agit aussi de voir avec cette résurrection de Sade, l’homme qui va baptiser la nouvelle République qui surgit de l’après juillet 1794, et qui va être une République, que je qualifie de « sadique ». Ce qui me semble parfaitement convenir à la République, jusqu’à aujourd’hui. Quand on parle des Gilets Jaunes, blessés, amputés, de quoi parlons-nous ? Quand on parle de la retraite à partir de 65 ans, de quoi parlons-nous ? Robespierre, qui a commis des erreurs et des fautes, entre la fin 1793 et juillet 1794, sans qu’on puisse lui attribuer la responsabilité de tous les morts de la période, défendait une République fraternelle. Sade défend aussi une République, mais pas du tout la même. Et c’est Sade qui a gagné. Après cette période, il devient un auteur rémunéré, avant d’être à nouveau interné, mais dans des conditions qui seront à son avantage. Oui, je ne suis pas un historien professionnel, mais je pense que, sur et pour l’Histoire de France, il faut connaître plus sérieusement cette confrontation entre Robespierre et Sade, et, étant donné ce que j’ai lu sur le sujet, et surtout, tout ce que je n’ai pas lu sur le sujet, j’en revendique le « mérite ». Si des historiens peuvent démontrer que j’ai tort, j’en prendrais acte. Il faut quand même insister sur ce sujet : Robespierre a, le premier, défendu l’abolition de la peine de mort, mais il n’a pas convaincu, alors que Sade a requis de la République qu’elle offre aux citoyens un droit de tuer.
I-D : Une des conséquences des changements que vous opérez sur les représentations de la France et de-la-France (faites par), c’est que toute cette Histoire doit être revue. Quand on pense aux cris d’orfraies poussés par des amateurs du « récit national » qui, comme vous le dites, esthétise, les puissants, les riches, les « grands hommes », ce que vous racontez sur cette Histoire est susceptible de leur provoquer rages et crises cardiaques ! Or, leurs récits sur cette Histoire sont dominants. Il y a donc l’Histoire en cours, qui est le prolongement de l’Histoire passée, dont vous dénoncez les principes et les orientations, et il y a les récits sur cette Histoire, qui sont adaptés à ces principes et ces orientations. Les médias que vous caractérisez comme des moyens du monologue du pouvoir, donnent des échos à ces récits.
RS : Tout à fait. Le pouvoir politique en France monologue. Emmanuel Macron est son symbole parfait. Leurs récits monologuent. Et dès qu’une contestation apparaît, ils hurlent. On le voit bien avec ce qu’ils appellent « le wokisme », ou « l’islamo-gauchisme ». Ce pays est absolument violent ET dictatorial : UN pouvoir, UN récit. Ceux qui osent diverger sont accusés de tout : trahisons, hérésies. Aujourd’hui, nous avons des pétainistes qui accusent celles et ceux qui refusent leur interprétation de l’Histoire d’être des déviants, alors que c’est le maintien du récit pétainiste qui est vertigineux, scandaleux. Comme du récit colonial : comme nous avons été beaux et bons ! Ben voyons… Théories et pratiques vont de pair : le pouvoir violent a besoin d’un récit, de récits, protecteurs, et il a satisfaction sur ce sujet. Mais ces récits visent à protéger, et à rendre hommage à, ce pouvoir violent, avant comme maintenant. On pourrait dire qu’ils assument une fonction de « policer », de « policiers de la pensée » : voilà ce qu’il en fut, ce qu’il en est, et si vous contestez, si vous divergez, vous méritez d’être poursuivis. Pour l’heure, les poursuites se font seulement dans leurs organes de propagande, mais on peut craindre que, bientôt, ils n’en viennent à passer par des tribunaux. Et c’est quand même fascinant de voir que des Pétainistes pourraient poursuivre des anti, dans un Etat qui a des lois qui, officiellement, condamnent l’apologie du nazisme. Or tout pétainisme, réel, repose sur une telle apologie. Ce régime a soutenu le nazisme. On ne se souvient pas assez de la formule de Laval, « pro européenne », « je souhaite la victoire de l’Allemagne », et pour cela, lui et les siens ont fait beaucoup. Au point que, à la Libération, en sus de tout ce qu’il savait, il n’était pas possible de laisser en vie Laval. Nous avons donc un pays où l’Etat, régulièrement, prétend rendre hommage à la Résistance et à la Libération, et où des pétainistes dominent le pouvoir représentatif, politique, mémoriel. Cela ne s’appelle pas marcher sur la tête ? ! Idem sur la colonisation française.
I-D : La seconde guerre mondiale est au centre de votre ouvrage. Trois chapitres lui sont consacrés. Le premier se situe pendant cette période, et les deux autres, après, mais sont en lien avec le premier. Le premier évoque la « Gestapo française », rue Lauriston : un repaire d’ex bandits, recrutés par le régime pour accomplir des basses oeuvres, avec les fameux Lafont et Bonny. Le second parle d’un certain François M, devenu un homme politique important de la 4ème République, et qui, selon vous, était en fait un activiste d’extrême-droite, sous couverture. Et le troisième évoque la figure du tueur de la « Cagoule », réfugié en Espagne, sous la protection d’une grande entreprise de produits « esthétiques ».(…) Donc, puisque vous dites que ce pays est sous la domination des pétainistes, comment comprenez-vous cette situation plutôt étrange ?
RS : Oui, tant de choses qui se sont passés pendant ces 5 années furent terribles, vertigineuses, scandaleuses et, après guerre, cela fut si peu, jugé, discuté, analysé. Quand il y a eu tant de souffrances et que c’est fini, on peut comprendre que beaucoup se soient tournés vers l’avenir. Il a fallu des années à des Primo Lévi pour parler. Comme les victimes de très grandes agressions, physiques, sexuelles : pendant longtemps, la parole est bloquée, impossible. Les victimes ne parlent pas parce qu’elles seraient inconscientes de l’enjeu de la parole, mais parce qu’elles ne peuvent pas. C’est physique. On voit que, avec la « Libération », les gens qui ont tant souffert (ceux qui ont tant souffert, ce n’est pas le cas de tous), ont eu besoin de respirer. Mais se faisant, ils ont préféré ne plus, trop, y penser. Ce fut la grande chance de nombreux criminels, en France comme ailleurs en Europe : ils se sont glissés dans l’anonymat, de la reconstruction. Et puis le pouvoir politique est rapidement revenu à son contrôle de la population, contrôle des représentations, des idées, des perspectives : la guerre froide prenait la succession de la guerre brûlante, et l’ennemi était le communisme du bloc, soviétique. Quelques années auparavant, cet ennemi était l’allié. Mais dès la fin de la guerre, les choses sont vite revenues à ce qui s’était imposé avant la guerre et pendant la guerre : l’ennemi était le communisme. Ce qui était quand même exactement le propos du nazisme. Du coup, les anciens « collaborateurs » étaient des hommes qui, finalement, n’avaient pas tant eu tort que cela. Et tous les combats politiques menés par les anti-communistes depuis cette époque jusqu’à aujourd’hui se sont amplifiés et durcis. Plus le communisme est accusé de tout, tous les maux, plus les anciens ennemis du communisme sont réhabilités, d’une manière ou d’une autre. C’est aussi quelque chose que l’on observe avec ce qui se passe en Ukraine : des néo-nazis qui combattent les russes ? C’est donc que le néo-nazisme, ce n’est pas tout à fait si mal que cela… Or on nous parle tant du « devoir de mémoire », mais quand il s’agit d’avoir des représentations exactes et complètes de ce qui s’est passé pendant la seconde guerre mondiale, là, il y a de tels, trous, de mémoire, et une telle volonté de ne pas, savoir, se souvenir. Je pense qu’il faut, au contraire, la plus grande visibilité, clarté, sur cette période, et sur ses folies. C’est pourquoi, en effet, après le chapitre sur Sade, j’en suis venu à une période sadique, avec des sadiques, ces types de la « Gestapo française ». En Allemagne, le nazisme peut être considéré comme le régime politique du grand banditisme sadique : des voleurs, des violeurs, des pilleurs, des assassins. La mafia, avec une armée. En France, il s’agit de la même chose : se trouvent être associés dans cette armée des crimes, des très fortunés, des fins de race, des racistes, et des opportunistes, des bandits devenus policiers. Et ces gens-là ont tenu le pavé, parisien, pendant 4 ans. Avec des « femmes de la haute ». Or, de cette partie de l’Histoire de la seconde guerre mondiale en France, comme de tant d’autres aspects de cette guerre, nos contemporains en savent si peu. Cette sous culture sur cette époque, pourtant déterminante pour notre époque, il ne faut pas l’accepter. Evidemment, le pouvoir en place, qui est dans la continuité de ce qui l’a précédé, tient beaucoup à ce que les Français en sachent le moins possible, y pensent le moins possible. C’est pourquoi il y a encore des secrets très protégés sur des figures importantes de cette période et de l’après-guerre. Des révélations sont à venir. Inévitablement. Et cela va faire très mal. Mais ces puissants s’organisent pour que leurs lourds ou terribles secrets ne soient révélés qu’après leur mort, quand leurs propres contemporains sont aussi morts. Donc, les nouvelles générations ne peuvent pas appréhender les faits en cause de la même manière, avec la même gravité. Ce François M, aura été un stratège redoutable : un expert en ripolinage, de façade. Un Phénix : il s’est brulé les ailes, mais il est né à nouveau, de ses cendres. Pourtant, il aurait dû être consumé par l’une des affaires dans lesquels il s’est impliqué, gravement. Mais quand on est protégé par le système en place, rien ne peut vous menacer réellement. Ou alors il faut en faire beaucoup (ce que fit Sade en son temps). Cette protection, le tueur de la Cagoule, lui, n’en bénéficiait plus après la guerre. Il a donc été obligé de fuir. Mais grâce à des complicités, ici, ailleurs, il a réussi à sauver sa peau, alors qu’il méritait bien plus que d’autres d’être fusillé. Et le régime franquiste lui a accordé cette protection qu’il n’avait plus ici. Il fait partie de tous ces gens, « charmants », qui, après la guerre, ont réussi à échapper à toute justice, ont même pu retrouver une vie personnelle, sociale, économique, sans problème. Inversement, nous avons perdu des êtres d’une valeur humaine, exceptionnelle. J’ai vu qu’il y a quelques jours, dans un de vos articles, vous avez cité le compte Twitter, « Paroles de Combattants de la Libération ». Quand on voit qui furent ces femmes, ces hommes, qui, à cause de cette guerre, de ses occupants et leurs séides, ont perdu la vie, ont disparu de la France, dans le même temps où ces criminels se sauvaient, étaient sauvés, c’est vraiment à pleurer. Et 80 ans plus tard, le haut du pavé en France est tenu par des gens qui défendent ces criminels. Quand on entend un Zemmour rendre hommage à Pétain, il ne fait pas que rendre hommage à un homme. Il défend un régime, un régime qui a participé à la guerre européenne contre l’URSS, un régime qui a fait tuer des dizaines de milliers de Français (je ne veux pas donner un chiffre précis, il y a des polémiques sans fin sur le sujet, à chacune, chacun, de faire la comptabilité macabre). Que se serait-il passé en France si Jean Moulin avait survécu à la guerre ? Aurait-il peu pesé ? ou au contraire, beaucoup, et dans quel sens ? De ce que je vois, les Français ont subi une occupation coloniale qui, petit à petit, les faisait disparaître les uns après les autres, et, à peine la victoire obtenue, l’Etat français s’engageait dans des guerres coloniales, quitte à s’appuyer sur des réprouvés de la guerre, dont des soldats allemands. Et il faudrait défendre et soutenir tout cela ? On comprend que l’extrême-droite le fasse, elle est dans la continuité, mais que cela grandisse en France, se dise de plus en plus… Il ne faut pas accepter de consentir aux déclarations de ces gens. Ils ne sont pas des défenseurs de la France. Ils sont des défenseurs ce ce qui a tué la France, et pas seulement elle. Je veux revenir sur ce que j’ai dit à propos des communistes : il ne s’agit pas de les idéaliser. Mais quand on lit que les communistes seraient comme des nazis par d’autres moyens, c’est, un mensonge historique, une violence morale et symbolique, un relativisme du nazisme. Mais certains aiment voir tout dans tout. Confondre, pour, eux, se distinguer.
I-D : Vous évoquez ce que la France aurait pu être à la fin de la guerre, si ces personnes qui ont violemment perdu la vie avaient réussi à lui survivre. Ce fameux « et si » est devenu connu, avec les récits uchroniques : et si un évènement n’avait pas eu lieu ainsi, mais autrement, quelles auraient été les conséquences de ce changement ? Dans votre livre, vous proposez une telle uchronie, avec un évènement qui ne relève pas de l’Histoire de France, l’assassinat de John Fitzgerald Kenny, à Dallas. Ce chapitre nous plonge dans une autre histoire de l’Histoire. Pourquoi ce chapitre, puisque l’évènement ne relève pas de l’Histoire de France ?
RS : Vous avez raison. Mais ce fait est connu de tous. Et il concerne un Président des Etats-Unis. Etant donné le rayonnement des Etats-Unis, à cette époque, comme aujourd’hui, un Président des Etats-Unis est un peu un « président du monde », et si ce président est mauvais, c’est plutôt tragique pour le monde entier. JFK était-il un « bon » président ? Je réponds que, à la différence de tant d’autres, il n’était pas très mauvais, et déjà, étant donné les pouvoirs d’une telle personne, ne pas être très mauvais, c’est déjà beaucoup. Par exemple, pendant la fameuse crise des missiles de Cuba, il a su garder son sang froid, prendre le temps de réfléchir. Autour de lui, des généraux lui disaient : il faut bombarder Cuba et l’URSS avec nos armes atomiques. S’il avait cédé, nous ne serions même pas là pour cet entretien ! Et si le président en place avait été Nixon ou Reagan ou Trump… Son assassinat a eu lieu après cette crise, et il a peut-être été accompli à cause, aussi, de cette crise. Il a sauvé les têtes de milliards d’êtres humains, mais ils lui ont fait exploser la sienne. Un des hommes les mieux protégés de la planète a été exposé à des tirs, comme un pigeon. Les conditions de son assassinat ne sont pas « suspectes » : elles sont clairement pourries. Une voiture qui roule si lentement, une absence de gardes du corps dans les possibles lignes de mire. Mais voilà : à notre époque, toute remise en cause de la supposée « vérité officielle » est qualifiée de « complotiste ». Pour un complot indéniable contre le président des Etats-Unis, les hypothèses sur les autres possibilités de préparation et d’exécution de ce complot seraient des « complotismes » ! Et si la vérité officielle est une erreur ou un mensonge ? Qui, en France, peut venir m’expliquer (je ne parle pas de me dire), m’expliquer que les conclusions de l’officielle commission Warren sont absolument certaines et incontestables ? Qui ? Si quelqu’un veut le faire, prétend le faire, je veux bien savoir qui et ce que cette personne a à dire. Et je ne parle pas de répéter ce que cette commission a affirmé dans ses conclusions. Il faut démontrer que celles-ci sont absolument certaines. Bon courage… Si on est sérieux sur de tels sujets, on doit donc dire : il est possible que JFK ait été assassiné par Lee Harvey Oswald, possible, mais ce n’est pas certain. Il faut laisser une fenêtre pour une autre respiration, la recherche de la vérité. Nous avons des gens qui, très sérieusement, viennent nous dire qu’il n’y a pas lieu de faire une telle recherche parce que la vérité est connue, mais si on leur demande de nous la démontrer, ils en sont incapables. Pour ma part, étant donné ce que je sais de cet évènement, du rapport de cette commission, je suis incapable de pouvoir affirmer ce qui s’est passé. Je me suis donc intéressé à un autre aspect de cet évènement : et s’il avait été empêché, en dernier ressort ? Et quand on envisage cela, je pense que l’on peut mesurer tout ce qui a, après, perdu, volé, aux Américains mais aussi à nous-mêmes. Parce que, après cet assassinat, ce sont des affreux qui sont devenus les maîtres officiels des Etats-Unis : Johnson, Nixon, Carter, Reagan, Bush, Clinton, Bush fils, Trump. Et je ne suis même pas certain de ne pas devoir ajouter Obama. Mais les autres ont clairement été des cauchemars ambulants. C’est pourquoi, dans cette uchronie, je ne ressuscite pas seulement JFK, mais aussi Martin Luther King, qui, en devenant un homme d’Etat important, aurait lui aussi échappé à ce qui a été aussi son destin, des balles dans le corps. Ce pays est un « jeu » de massacres, pour tant. Entre 1968 et 2013, il y a près de 1 million 400.000 victimes par armes à feu aux Etats-Unis. Je ne connais pas les chiffres sur les premières décennies du 20ème siècle. Et ce pays a exporté ce jeu de massacres, par des guerres, terribles : Corée, Vietnam, Afghanistan, Irak. Il me semble bien plus légitime de considérer qu’il y a un effet « balle », plutôt que « papillon », susceptible de changer les choses, et de déclencher des tempêtes. Hélas, pas de Néo à l’horizon pour ralentir la vitesse de déplacement des balles, pour les stopper. En fait, les seuls qui soient capables de cela, ce sont les peuples. Maintenant, pour avoir leur assentiment, on pratique des mensonges à grandes échelles. Impossible d’oublier l’acteur américain, Colin Powell, venir nous jouer la scène de l’homme qui avait entre les mains une dose d’une arme de destruction massive fabriquée par l’Irak de Saddam Hussein. Quelques années après, nous avons appris que c’était un mensonge – stratégique. Et ces gens ont été eux aussi protégés. Beaucoup de choses ont commencé avec la mort de JFK. Le chapitre de mon livre invite à des songes, des rêves, mais aussi à une réflexion sur le temps présent, où il faut agir pour ne pas se faire voler ce qui nous a été donné, par, les humains qui nous ont précédé, la vie, et la part de mystère qui existe dans la vie et l’Univers.
I-D : Vous parlez de la France d’une manière si sévère que l’on pourrait croire que votre propos serait de dénoncer un état de fait et d’en rester là.
RS : Il n’y a rien de pire, qui me fasse horreur : la conscience du constat, et, avec, rien d’autre. Comme si je me serais contenté de promener un miroir sur les chemins français. Evidemment, pour une part, il faut bien décrire, mais si on se contente de cela, on empile des images, et on laisse le lecteur, la lectrice, avec. Comme vous avez pu le lire, cet ouvrage est hybride : des parties romanesques, des parties historiques, des parties philosophiques, comme la traduction/transposition, de la fameuse « Allégorie de la Caverne », dans les problématiques de notre temps. Au coeur de, il y a une réflexion, je l’espère, solide et cohérente et novatrice, sur la « connardisation ». Ai-je réussi ? Ce n’est pas à moi, l’auteur, de le dire. Avoir une véritable représentation de ce qu’est la France, a pour objet de permettre de voir ce qui pose problème, là où cela coince, afin de penser les perspectives pour sortir de cette situation française, si pénible, voire terrible. Oui, ce pays est très riche : d’êtres humains divers, qui ont tellement de sensibilités, de talents, d’énergies pour, vraiment, agir, changer les choses. Le système a pour objet de les tétaniser, de les empêcher. Et les connards participent de cette stérilité. (à la demande de l’auteur, suite à des remarques reçus à la lecture de l’entretien, nous ajoutons ce complément de réponse, ce jour, 1er juin). Dans ma réponse, je n’ai pas vraiment répondu à votre remarque en début de votre question « Vous parlez de la France d’une manière si sévère ». Oui, et encore, j’en ai peu dit, et c’est pourquoi je travaille, après cette version 1 du livre, sur une nouvelle édition, fortement augmentée. Quand vous avez grandi en France, que vous y avez passé votre jeunesse, et donc que vous avez été scolarisé, vous avez baigné dans le récit national/nationaliste, dans des proportions inouïes. Tout y était raconté, et cela continue surtout désormais sur les chaînes de télé, dans une esthétisation de « l’action française » (je ne parle pas de l’organisation connue sous ce nom, mais de ce qui peut porter ce nom, que ce soit avec Louis XIV, Napoléon 1er, la 3ème République, etc), selon laquelle les peuples du monde ont reçu « l’évangile des Droits de l’Homme », grâce à la générosité de cette France. En somme, la France, c’était un pays qui donnait, qui ne prenait pas. Jusqu’à l’âge adulte, des parties remarquables et dramatiques de l’Histoire de France n’ont pas été connues de moi, parce qu’on me les a cachées : les crimes des Rois, de Napoléon 1er, le colonialisme/esclavagisme, de 1830 à la fin de la guerre d’Algérie, l’ampleur de la collaboration, etc. Et aujourd’hui, cela continue. Les défenseurs de ces crimes ont pignon sur rue. On les entend vociférer partout. Et en France, il y a tant encore de sévices, de méfaits, politiques, économiques, sadiques. C’est un pays tragique. Et c’est pourquoi je trouve que ce qui s’est passé pendant l’occupation nazie en est le symbole absolu : les pétainistes y fanfaronnent, les résistants y sont assassinés. Je le répète : je suis loin d’avoir été assez sévère. Mais je vais le devenir.
I-D : Le livre commence et finit par des célèbres poèmes français, changés. Mais la fin, en prose, concerne les étrangers : ces femmes et hommes qui osent ne pas être français, comme vous dites. Et vous vous adressez à eux, avec ironie et fraternité. Pourquoi ?
RS : Il y a là, la conjonction, d’un point central des problèmes français, et de ce qui peut nous permettre d’échapper à une fixation : le point central, c’est cette auto-satisfaction d’être français. A en croire certains, il n’y a pas mieux sur Terre. Certains le pensent sérieusement. On le voit bien avec l’extrême-droite : ils passent leur temps à dire « je suis français », et avec le temps qui passe, ils en viennent à dire « je suis le français, nous sommes les français », et les autres, ceux qui ne sont pas avec eux, sont accusés de ne plus l’être, de trahir. La formule même, « les étrangers », fait de celles et ceux qui n’ont pas la nationalité française des êtres humains différents. Ils le sont : ils parlent une autre langue, ont une autre culture. Mais tous ces êtres humains nous sont plus proches que tout ce qui entoure dans l’Univers. Et ce qui pose problème dans ce rapport qui valorise l’être-français et qui dévalorise l’être-non-français, c’est que cette fausse conscience omet, involontairement ou volontairement, tout ce que ces autres, êtres humains, nous ont donné, nous donnent. Sans ces étrangers, la France ne serait pas ce qu’elle est. Si les Français avaient dû construire tout par eux-mêmes, ils n’auraient pas pu faire beaucoup. Nous n’avons pas de pétrole, nous n’avons pas d’uranium, mais surtout, ce dont nous manquons, ce sont des êtres humains plus fraternels, alors que nous pouvons en trouver beaucoup en dehors des frontières françaises. La langue française n’est pas « pure », selon les critèresracialo-ethniques de certains : elle est grecque, latine, arabe, allemande, russe, anglaise, etc etc. Si on interdit les prénoms étrangers, il faudrait aussi expulser les mots non français de la langue française ?! Ces gens sont absurdes. Pour sortir de la mouise dans laquelle nous sommes, nous avons besoin de penser à ce qui nous est donné, à ce que les Autres nous ont donné, nous donnent.
I-D : Votre ouvrage se termine aussi par une « Théorie du Présent » : où vous articulez le temps, du maintenant, avec le don. Pourquoi finir sur cette Théorie, avant les poèmes déjà évoqués ?
RS : En effet. Je trouve que ce mot français, simple, est l’un des plus beaux. Le Présent. Il y a tellement de choses qui se sont entendre. Pour qu’il y ait un tel ici et maintenant, il faut être près : près des choses, près des êtres. Etre près, cela permet de voir et d’écouter les choses, sans médiation, sans télévision. C’est le moment nouveau, renouvelé. Le passé cumule les ex-présents, que nous en ayons la mémoire ou non. Et de l’avenir, ce qui nous intéresse, c’est le beau présent possible. Enfin, pour des consciences normales, saines. D’autres projettent des horreurs. Et du coup, il ne faut jamais être au mauvais endroit au mauvais moment : un présent, si malchanceux. Comme ces pauvres humains qui traversaient le pont de Gênes au moment où il s’effondrait. Leur présent est devenu un cauchemar parce qu’on ne leur a pas fait un cadeau : au lieu de traverser un pont solide, il se trouvait sur une surface solide qui était en train de se désagréger, parce que des gens qui en avaient la responsabilité, ont fait semblant d’être sérieux. Ils sont ainsi passés d’un éternel présent vivant à l’éternité de la mort. Et il n’est pas possible de savoir ce qu’ils diraient si la parole leur était redonnée, de ce départ précipité et fracassé. La présence des autres, c’est un don. Il est terrible de voir que, parce que nous sommes nombreux, non seulement, nous finissons par nous habituer, mais le pire, c’est quand des êtres humains finissent par devenir des misanthropes, et notamment des misanthropes, actifs – par exemple, avec ceux qui en tuent d’autres, par plaisir, au hasard, comme par malignité. Seul au monde, l’être humain est mort. Or, les communautés politiques, « nationales », sont des communautés fermées, tournées vers leur auto-célébration. Je pense qu’il faut préparer un retournement : avec des communautés tournées vers les autres, êtres humains, peuples. Les Français ont un Panthéon : aux grands hommes, la patrie reconnaissante. Aux grands hommes : dans la dénomination, les femmes en sont exclues, et il y en a peu, et aux grands hommes, français. Il nous faudrait nous tourner vers les autres, et leur rendre hommage. Dans l’Antiquité, on sait que les peuples avaient plutôt une propension à admirer les autres. Il faudrait que nous retrouvions ce sens de l’admiration, du respect. Rien que le respect changerait, changera, tout. Quand il existera, les auto-satisfaits qui hurlent qu’ils sont les plus beaux et les meilleurs auront disparu. Ils ne seront plus qu’un mauvais cauchemar. Pour l’instant, ils continuent de nous casser, les oreilles, les pieds. D’où ce « Pauvre France ». Mais, en Histoire, il n’y a pas de fatalité. Il faut donc rêver. Je pense que l’impératif catégorique kantien peut être revu : imagine, rêve, de telle façon que tu soutiens l’Humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme début de tout, et jamais comme le moyen d’une fin contraire à un progrès. Et c’est pourquoi la Poésie est le début et la fin de tout : avec la Poésie, se fait entendre la parole où il y a de l’amour, par et pour les humains, qui sont transis par une beauté, ou par des beautés, et pas comme des corps d’un décor. J’invite à s’approprier la Poésie, en l’adaptant à nos vies. La Poésie ne rassemble pas des paroles qui doivent être enfermées dans des livres-musées, où nous les visitons, sans les toucher. La parole vivante, c’est nous, ici et maintenant. Et, comme la réalité, il y a énormément de pollutions dans cette parole. Il faut y penser et faire mieux. Voilà : personne ne m’empêche de penser et faire mieux. Aucun migrant. Aucun musulman. Etc. Bien sûr, dans le monde, il y a tant d’êtres humains, différents, qui contribuent à nous empêcher de penser et faire mieux. Mais il n’y a aucune nationalité ni aucun groupe qui soit organisé sur ce sujet, et déterminant. Connards de tous les pays, ne vous unissez pas et foutez nous la paix. Un autre mot simple, parmi les plus beaux, de la langue française : la paix. Cet espace-temps qui laisse être. Je dédie cet entretien à celle qui doit advenir en Ukraine.
I-D : Pour terminer, votre ouvrage est, pour l’instant, publié avec la plateforme d’Amazon (lien dans la phrase précédente). N’est-ce pas contradictoire de faire appel à cette multinationale, quand on défend un principe de respect entre êtres humains, alors qu’il est connu qu’elle n’est pas vraiment une entreprise éthique ?
RS : En France, les auteurs doivent faire avec le monde de l’édition. Quand j’ai écrit, terminé, cet ouvrage, si j’avais voulu qu’il soit publié par une maison d’édition, cela m’aurait pris des mois, voire des années, parce que, quand vous ne faites pas partie de ce milieu, les refus sont fréquents. Et attendre, je ne peux plus, ne veux plus. Le livre est disponible pour être publié par une maison d’édition. Il suffit de me solliciter pour. C’est ce que j’ai fait savoir sur le site du livre (lien dans la phrase précédente). Dans le monde actuel, où est l’éthique ? Dans le monde littéraire, sans doute avec de petites maisons d’édition. Je les invite à découvrir mon livre, et à me solliciter pour le publier. En attendant, je n’allais pas attendre… Publier ainsi, c’est très loin d’être parfait. L’ouvrage est disponible sur Amazon, mais pas physiquement dans les librairies. Donc, il ne faut pas croire que les auteurs soient réjouis d’être ainsi « indépendants ». Parce que personne ne l’est dans cette situation. Pour être indépendant, il faut pouvoir tout faire par soi-même, et même de ne pas dépendre d’un réseau. Impossible. En passant par une telle plateforme, il y a moins de dépendance à l’égard d’une maison d’édition, mais on dépend plus de la façon d’acheter le livre. Et je ne connais pas un auteur qui n’aime pas les librairies. Une librairie bruisse de la parole des auteurs. Il y a un dialogue supposé. J’espère que le livre finira par y joindre ceux qui s’y trouvent déjà. La balle est dans le camp d’un éditeur.
2 thoughts on “« Ne pas être un connard – Pauvre France » – un livre sur l’être-français abstrait (identitaire) et positif (pluriel), l’Histoire, réelle, de la France, et son Histoire fantasmée. Entretien avec Roman Segredo”