Les spectateurs des matchs de l’élite du rugby en France, le « Top 14 », le constatent chaque week-end : les infirmeries des équipes ne désemplissent pas, puisque des joueurs nouvellement blessés rejoignent ceux qui le sont depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois. Ce « sport », devenu, à l’instar de tant d’autres, le football, le basket, « professionnel », par la capitalisation des clubs, par des diffusions sur des réseaux payants (Canal Plus en France), par le « sponsoring », l’investissement financier de marques, sur une équipe ou un joueur, par la capitalisation même sur des joueurs transformés en actions boursières, par la multiplication des services spécialisés à l’attention des équipes ou des joueurs, est bien connu pour ses exigences physiques spécifiques, notamment en raison des pressions et des chocs musculo-squelettiques. Certains des effets de ces pressions et chocs sont connus en raison de leur caractère évident : des joueurs désignés en tant que « piliers », de « première ligne », contraints d’effectuer une « mêlée », une phase d’affrontement de 8 joueurs, ont les oreilles abîmées par les frottements à répétition. C’est que, pour parler de ce sujet, les blessures et les traumatismes de ces salariés des efforts sportifs, il faut expliquer en quoi consiste le jeu de rugby, puisqu’il n’est pas connu de tous.
Un match oppose deux équipes de 15 joueurs, sur une surface d’environ 100 mètres de long (de 94 à 100), divisée en deux parts égales, et de près de 70 mètres de large. Le terrain est délimitée en zones spécifiques, auxquelles des qualités sont attribuées : dans la partie occupée par une équipe, il y a une partie au fond, appelée « en-but », que la dite équipe doit défendre, et que l’équipe adverse doit, au contraire, franchir, en y apposant le ballon sur le sol, et ce par un dépôt contrôlé, y compris par simple contact du haut du buste (une nouveauté du règlement, qui évolue chaque année). En effet, l’enjeu est de tenir un ballon, de forme ovale, et de près de 500 grammes pour les adultes, et de se le passer. Le ballon est à la fois léger et dense. Sauf le fait de le laisser tomber involontairement, vers l’avant, en commettant ainsi une faute qui s’appelle un « en-avant », les joueurs ont le droit de le laisser tomber à l’horizontale de leur situation ou vers l’arrière ou de le propulser par un coup de pied. Ce ballon est donc destiné à être déposé derrière la ligne de fond. Entre cette ligne, il y a trois autres lignes par camp : la ligne des 22 mètres, la ligne des 40 mètres, la ligne des 50 mètres. Au niveau de chaque en-but, il y a, au milieu de la ligne, des poteaux parallèles, reliés par une barre horizontale, destinée à recevoir des coups de pied. Un match commence lorsqu’un joueur d’une des deux équipes tape un coup de pied dans le ballon, en le faisait tomber au sol, et en lui faisant faire au moins dix mètres, jusqu’à la ligne ou au-delà de la ligne des 40 mètres de l’équipe adverse. Le match alors commence. C’est un arbitre de champ qui en donne l’ordre, le début et ce pour 40 premières minutes, avant 40 autres, séparées par un temps de repos de 15 minutes. Il ou elle est assisté(e) par deux arbitres de « touche », qui se tiennent le long des lignes les plus extérieures, de largeur, et qui suivent le jeu, le déplacement du ballon, notamment pour relever l’endroit où le ballon peut sortir du terrain afin de donner à une des deux équipes, selon les circonstances, l’avantage de jouer une action spécifique (la touche). Et désormais, pour les équipes professionnelles, comme nationales, ces trois arbitres sont associés à un quatrième, invisible, qui supervise les images vidéos pour intervenir, si besoin est. Chaque équipe a pour objectif de marquer des points : un essai (ballon déposé derrière la ligne de fond de l’équipe adverse) vaut 5 points, le coup de pied qui est associé à un essai, si le ballon passe entre les poteaux et au-dessus de la barre horizontale vaut deux points, et un coup de pied pour une pénalité, si…, vaut trois points. Pour stopper un joueur qui a le ballon, un joueur de l’équipe adverse peut se placer devant lui, et le tenir, ou même le faire tomber au sol, par une action spécifique : le plaquage. Il s’agit de faire passer ses bras autour des jambes ou des hanches en glissant vers les jambes, afin de faire une action de cisaille, qui coupe le mouvement de course de l’autre joueur, en le faisant tomber au sol. Les plaquages obéissent aussi à des règles spécifiques et ne doivent pas être dangereux. Chaque équipe est composée de deux groupes de joueurs, et d’un joueur qui leur sert d’intermédiaire : les avants, les arrières, et le demi de mêlée. Comme leurs noms l’indiquent, les premiers se trouvent devant les autres et inversement, et le demi de mêlée assure une coordination entre ces deux groupes de joueurs. Chaque groupe a des spécificités physiques, en raison des actions à mener : les avants sont les joueurs les plus puissants, massifs, parce qu’ils doivent accomplir, en fonction du jeu, une mêlée, ou une touche. Une mêlée consiste dans un rapport de force entre les deux groupes des avants, qui doivent se placer dans une position spécifique : les 3 premiers, appelés « la première ligne », composée de deux « piliers » et d’un « talonneur » (qui se place au centre des deux autres), se tiennent ensemble, par les bras et se plient pour que les joueurs de l’équipe adverse puissent passer leur tête dans la place entre leurs corps, et ce quand l’arbitre leur en donne l’ordre (auparavant, les mêlées se faisaient librement, mais il y a eu des blessés et même des morts, ce qui a conduit à adopter de nouvelles règles, afin de protéger la vie des joueurs). Derrière chaque première ligne, deux joueurs, appelés chacun « deuxième ligne », se placent à genoux d’abord, puis en extension, leur tête placée au niveau et entre les hanches des joueurs de première ligne, qu’ils poussent. Et derrière eux, se trouvent les trois derniers joueurs des avants, chaque troisième ligne, au nombre de trois, deux sur les côtés des deuxièmes lignes, et un se plaçant en leur centre. Une mêlée est destinée à ce que le ballon, entre les mains d’un demi-mêlée, soit placé par lui (ou elle, il existe le rugby féminin aussi), devant lui, au niveau des premières lignes, et le joueur talonneur (au centre de la première ligne), doit le récupérer par un pied pour le pousser vers l’arrière, afin que l’un des trois joueurs de la troisième ligne le récupère et s’en serve. Une mêlée est déclenchée dès lors qu’un joueur commet un en avant, en ne tenant pas le ballon, en le faisant tomber. Le ballon est alors attribuée à l’équipe adverse. Les joueurs doivent donc aller déposer le ballon derrière la ligne de fond, ou le faire passer par un coup de pied spécifique : un drop consiste à faire tomber le ballon vers le sol, et au contact du sol, à le frapper en direction des poteaux, et à le faire passer entre ceux-ci et au-dessus de la barre horizontale, une pénalité requiert que le ballon soit posé au sol et qu’un joueur frappe ce ballon afin de le faire passer entre les poteaux et au-dessus de la barre horizontale). Puisque le ballon est le « précieux » sur lequel chacun doit mettre la main, et qu’il s’agit de le saisir par la force, de le garder par la force, de l’acquérir par la force, les contacts physiques sont non seulement autorisés, mais nécessaires, inévitables. Idéalement, un joueur pourrait les éviter en slalomant entre les joueurs adverses, à condition qu’ils ne soient pas capables de le toucher, l’atteindre, le ralentir, le stopper. Et il y a des joueurs-anguilles. Mais dans les faits, en raison de la taille du terrain et du nombre de joueurs, il est, de fait, impossible d’échapper à des contacts. Les possibilités physiques, concrètes, de ces contacts, sont définies et limitées. Elles ont évolué dans le temps. Le rugby amateur pouvait être bien plus brutal et dangereux qu’aujourd’hui, parce que des pratiques désormais interdites et sanctionnées ne l’étaient pas. Mais il faut relativiser cette brutalité du rugby pré-professionnel, parce que les joueurs, amateurs, étaient moins puissants, rapides. Par exemple, il pouvait arriver que, souvent involontairement, ou parfois volontairement, il y ait un choc de tête à tête entre deux joueurs. Un des deux joueurs pouvait être sanctionné par une pénalité, et la principale pénalité dans le rugby consiste à donner le ballon à une équipe, en imposant à l’autre équipe de reculer à plus de dix mètres. Désormais, et ce par la présence et l’usage des enregistrements vidéos, il est possible de revoir des images de jeu, et, dans l’hypothèse où un joueur est jugé responsable d’un choc tête contre tête, et sauf circonstances atténuantes, il est exclu définitivement du match (carton rouge). S’il y a des circonstances atténuantes, il peut alors être exclu pour 10 minutes (carton jaune). L’exclusion pour 10 minutes est devenue très fréquente dans le rugby actuel, et ce pour sanctionner des fautes d’anti-jeu (quand un joueur qui n’a pas le ballon accomplit une action pour stopper ou affaiblir une action de l’équipe qui tient le ballon).
Autrement dit : en 80 minutes, les pressions et les chocs sont, constants, multiples. Dans le cours du jeu, il y a des regroupements, comme le « maul », des joueurs debout qui s’affrontent pour le contrôle de la balle et pour repousser les adversaires. Lorsqu’un joueur est plaqué et qu’il tombe au sol, il ne doit plus agir sur le ballon (et cette règle est, en fait, rarement respectée, et elle est sanctionnée seulement quand le joueur au sol intervient sur le ballon trop longtemps), et les autres peuvent s’en emparer : ses coéquipiers ont des privilèges, en temps et en formes d’action, pour cette saisie, mais les adversaires le peuvent aussi, toujours sous conditions. Toutes les zones du corps sont concernées et peuvent subir une pression, plus ou moins forte : plaquer un joueur implique donc de se saisir de lui, il faut donc l’enserrer et le faire tomber. Une force physique est requise, et en fonction de la vitesse et de la forme du mouvement de l’adversaire, le plaqueur peut subir des effets (par exemple, prendre les genoux de l’adversaire sur son corps), mais également pour le plaqué, si le plaquage est mal effectué ou correspond à un mouvement interdit. Un joueur qui fait un saut afin de se saisir du ballon qui, après avoir été frappé par l’adversaire par un coup de pied est en train de retomber, ne peut plus, selon les règles actuelles, être percuté ou saisi par un adversaire, mais les matchs récents démontrent que ce fait se produit et le fautif est sanctionné comme déjà évoqué (carton jaune ou carton rouge). Les joueurs ont pour leurs pieds des chaussures spéciales, appelées « crampons », qui ont pour objet de permettre des courses et des mouvements, sans glisser (les terrains de rugby sont souvent humides), mais ils peuvent aussi blesser un adversaire, involontairement ou volontairement. Des actes explicitement violents sont interdits depuis longtemps (ce que les rugbymen appellent une « fourchette » qui consiste à projeter deux doigts dans les yeux de l’adversaire). A l’occasion des rapports de force explicites et structurels (la mêlée, la touche, le maul), des joueurs se blessent. Or, avec le rugby professionnel, les joueurs ont donc consacré leur temps à se préparer, notamment physiquement. Les spectateurs ont donc vu des joueurs-guerriers, toujours plus forts, denses, rapides. Quand des joueurs aussi puissants s’entrechoquent, les dégâts sont inévitables. Or si les règles ont évolué pour sanctionner les coups volontaires et dangereux, les moyens de protection des joueurs de rugby sont restés limités. Le moyen le plus évident est, pour certains, de porter un « casque », une surface qui entoure certaines parties du crâne, afin de le protéger.
Les « infirmeries » des clubs de Top 14, le championnat de rugby le plus important et attractif du monde, sont remplies. Et des joueurs exclus par un carton rouge sont privés de matchs pendant plusieurs semaines. Un effectif d’une équipe professionnelle est appelée à être plus du double de joueurs requis sur le terrain. Désormais, les règles permettent que des « jokers » soient embauchés. Et des joueurs attendent : la professionnalisation du rugby a apporté à certains joueurs des contrats permanents, et des rémunérations régulièrement augmentées, de diverses sources, mais il y a aussi des chômeurs, et certains blessés ou traumatisés ne peuvent pas revenir au rugby, victimes alors d’un « accident du travail » ou d’une « maladie professionnelle ». Récemment, l’un des joueurs les plus appréciés, en France et de l’équipe de France, Wirimi Wakatawa, a été obligé de stopper immédiatement sa carrière après que des examens médicaux aient décelé un grave risque cardiaque, s’il continuait à courir sur les terrains. Si, dans son cas, le problème est considéré comme congénital, il n’en va pas de même des blessés graves du rugby. Tout aussi récemment, un autre joueur phare, français, François Cros, a souffert d’une nouvelle blessure, 2 minutes après son premier retour en jeu, après des mois de convalescence, pour un problème physique identique. Un autre joueur du XV de France, Arthur Vincent, est lui aussi en convalescence, pour une « rechute », la répétition d’un même problème physique. Ce sont les articulations qui sont les plus fragiles, sensibles, aux pressions et aux chocs : les genoux, les coudes, les épaules, la jonction entre les pieds et la cheville (cf cette page consacrée aux blessures des pieds). Mais c’est le crâne qui, bien que plus massif et solide que toute autre partie du corps, est la partie la plus sensible et fragile, et des joueurs de rugby de haut niveau souffrent de problèmes neurologiques sévères. Si, désormais, il existe des protocoles « commotion« , le problème de ces chocs, est qu’ils sont ce qu’ils sont, irréversibles. Le joueur gallois Dan Biggar a souffert de plusieurs commotions cérébrales, mais sa Fédération a continué de le faire jouer, en raison de ses qualités de joueur et de stratège. Il en va de même pour le demi d’ouverture irlandais, Jonathan Sexton. Un ancien pilier des All Black, Carl Hayman, a été diagnostiqué pour une « démence précoce« . Il en va encore de même pour un joueur du XV d’Angleterre, Steve Thompson. Des joueurs irlandais ont engagé une action en justice contre leur Fédération, après que 180 joueurs en aient de même, contre World Rugby et deux fédérations (plainte instruite pour leurs clients par le cabinet d’avocats Ryland). Un joueur du rugby à XIII est devenu tétraplégique après un plaquage. Un neurologue constate, logiquement, que les joueurs de rugby jouent trop, mais il faut ajouter que les conditions de jeu favorisent des traumatismes sévères. Les parties du corps ne sont ni systématiquement protégées, ni fortement protégées. Des formes d’actions sont encore tolérées, alors qu’elles comportent des dangers : par exemple, sur les mêlées, ce sont les 8 joueurs qui poussent contre les 8 autres, alors que la première ligne suffirait, ce qui pourrait éviter de nombreuses chutes vers l’avant. Pour gagner, les joueurs sont poussés à devenir de plus en plus puissants, rapides, et les chocs qui résultent de la mise en mouvement de telles masses provoquent toujours plus de dégâts. C’est que les règles favorisent encore le combat, parce que le rugby est un sport de combat, mais aussi d’évitement du combat. Un joueur véloce qui pratique un « cadrage débordement » (en « fixant » son adversaire, en lui laissant croire qu’il va suivre un mouvement pour en suivre un autre), a plus d’effet par sa capacité à marquer ou faire marquer, qu’un joueur-taureau, mais un tel joueur peut aussi avoir beaucoup d’effet, parce qu’il est difficile à arrêter (comme l’était le célèbre Jonah Lomu, des All Black). Les régles du rugby devraient donc être fixées par des passionnés du jeu, associés à des médecins spécialisés, des scientifiques spécialisés, afin de concilier force et limites aux effets de force. Sans cela, les blessures, bien que, en soi inévitables (par exemple, lorsque, dans un mouvement, un joueur subit, sur une partie de son corps, une torsion), vont continuer, se multiplier, et générer des générations de traumatisés.
Si la Fédération Internationale suit avec attention les faits du rugby, comme le prouvent les décisions de modification des règles ou d’introduction de nouvelles règles, les hécatombes hebdomadaires, les nouvelles blessures graves, démontrent que cette adaptation des dirigeants internationaux du rugby est limitée, lente. Pendant ce temps, les gladiateurs du rugby se blessent, et, pour certains, devront en « payer » les conséquences à moyen terme : à la fois par des souffrances, par des problèmes physico-mentaux, par des coûts financiers. Et tous les sportifs savent que, quand les échos de la gloire sont passés, ils sont, seuls, avec leurs familles. Récemment, l’ancien arbitre international, Nigel Owens, a proposé six nouvelles règles (ou de revenir sur une nouvelle règle). Mais ces propositions sont motivées par le « sens du jeu », et non pas par la santé des joueurs, même s’il reconnaît qu’un joueur qui a commis une faute grave contre un adversaire doit être exclu pour le reste du match. Mais nous, que pouvons-nous proposer pour mieux protéger le physique et la santé des joueurs, et, éventuellement, favoriser le jeu ?
- le port du casque de protection devrait être obligatoire pour tous les joueurs
- la plus grande partie des actions devraient être individualisées : un plaquage, un seul plaqueur, afin de limiter les effets de masse
- Tous les plaquages dangereux, comme le fait de soulever le joueur adverse, devraient être interdits et sanctionnés
- l’équipe qui a commis le moins de fautes devrait bénéficier en fin de match d’un bonus de 3 points, chaque carton jaune devrait coûter un point, un carton rouge, deux points. Les fautes graves (comme celle que le joueur australien Darcy Swain a commis contre le joueur All Black Quinn Tupaea) devraient être lourdement sanctionnées (à minima, un an de suspension).
- l’état physique des joueurs devrait faire l’objet, chaque année, d’un check-up complet, par un organisme indépendant, afin que les joueurs connaissent les caractéristiques de leur corps et puissent bénéficier de recommandations spécifiques
- un joueur qui tombe au sol avec le ballon devrait immédiatement ne plus le tenir, et une éventuelle confrontation entre adversaires devrait être limitée à un joueur par équipe, pour la récupération du ballon.