Entre Daesh, l’extrême-droite « islamique », et l’extrême de l’extrême-droite, une concurrence semble s’installer, à distance, pour déterminer lequel des deux groupes tuera le plus de civils. Par son implication dans la guerre civile syrienne, Daesh a eu l’opportunité de tuer un très grand nombre de civils et de combattants adverses, et, du point de vue de la seule comptabilité macabre, mène ce funeste « match ». C’est que, en terme d’effectifs comme en terme de détermination au crime, Daesh est une organisation qui a rassemblé des tueurs, quand l’extrême droite occidentale confie à des solitaires la charge d’une mission criminelle. Officiellement, cette extrême droite occidentale, armée, « motivée », cible Daesh et tout ce qui lui ressemble, mais, dans les faits, elle préfère s’en prendre à des civils désarmés. Et, par son idéologie raciste omniprésente, le spectre de ses victimes est beaucoup plus large. C’est ce qui s’est produit à Buffalo (Etats-Unis), avec Payton Gendron, par l’assassinat de 10 civils, et 3 blessés, dont 11 personnes « noires ». Outre le sens explicite de l’acte, commis par un tueur préparé et armé, comme le fut et le fit Anders Breivik, ce tueur a, lui aussi, rédigé un texte, un « Manifeste », dans lequel il justifie cet acte criminel. Et ces tueurs sont des bavards. Le texte de Gendron ferait 180 pages, quand celui de Breivik faisait 1500 pages. Comment comprendre qu’ils associent crimes et rédaction d’un long texte ?
Les activistes de l’extrême-droite sont des lecteurs. Les « oeuvres » de référence sont nombreuses, auxquelles de nouvelles s’ajoutent. Ces textes sont des démonstrations d’un usage limité, problématique, aporétique, délirant, de « l’intelligence », quand elles ne confinent pas purement et simplement à la folie. S’il y a quelques siècles, l’Eglise catholique, en Europe, décidait de mettre à l’index un ouvrage, il disparaissait des bibliothèques et des autres lieux (sauf exceptions, des lieux secrets), mais cette dictature qui différenciait l’autorisé/recommandé de l’interdit/banni a été, de manière légitime, récusée. Il est donc tout à fait possible de lire des textes malveillants, dangereux. Ces textes défendent un « droit à tuer », comme le Sade décrit par Roman Segredo (cf notre entretien publié hier) Ce « droit » vise, des groupes, des individus. Le nazisme se trouve au centre de ce trou noir « civilisationnel », pour reprendre un des termes qu’ils affectionnent, puisqu’il donne de la grandeur à leurs représentations. On sait que l’interdit du meurtre est relatif, puisque, officiellement, dans telle ou telle communauté, dans tel ou tel Etat, il y a des exceptions, légitimes et/ou légales. La plus connue de ces exceptions réside dans la « guerre », dès lors qu’une confrontation physique totale est déclarée. Les Etats modernes ont même signé des « conventions », de « Genève », par lesquelles les guerres sont explicitement reconnues comme étant « légales », du point de vue du droit international, puisque des textes ont pour objet de limiter les violences possibles, ce qui implique qu’il ne s’agit pas de les interdire totalement. Ce qui importe, c’est que les tueurs soient justifiés, se justifient. C’est ce que ces tueurs individuels font. Ils prétendent s’insérer dans une guerre, désormais, mondiale, à laquelle ils participent. Mais qu’est-ce qui peut justifier qu’un civil armé jusqu’aux dents rentre dans un petit supermarché et tue d’autres civils, qu’il ne connaît pas, au motif qu’ils sont noirs ? C’est ce que Gendron prétend expliquer et justifier dans son texte : lui et ses semblables, les « blancs », seraient menacés d’être effacés de la Terre, d’être remplacés par d’autres. « L’argument » se trouve en première ligne des affirmations de ces tueurs, pour se justifier. Il est à la fois comique et tragique : comique, parce que les Blancs américains ont quasiment physiquement fait disparaître, « remplacer » les descendants des primo-habitants de ce continent, les « Native People », par une colonisation d’une violence inouïe; pendant de cette colonisation, ils ont organisé l’esclavage et l’exploitation de millions de Noirs africains qu’ils ont fait kidnapper sur leur terre. Et aujourd’hui, sur les 320 millions de citoyens américains, les Blancs continuent d’être majoritaires. Les démographes affirment que cette situation est susceptible de changer dans les décennies qui viennent, avec des Blancs qui seraient numériquement minoritaires. Mais même s’il en allait ainsi, les actuels minoritaires ne passent pas leur temps à se lamenter d’être minoritaires. Les vrais « minoritaires » sont celles et ceux, marginaux, qui n’ont aucun appui dans un groupe constitué. Les minoritaires actuels, noirs, asiatiques, etc, se comptent néanmoins en millions. Mais pour quelques blancs, cette perspective implique qu’ils perdraient le pouvoir – comme si ces petits blancs avaient le pouvoir ! C’est pourtant ce qu’un Trump a réussi à leur faire croire : blancs, tous unis, quelle que soit notre condition sociale, nos revenus. Ce discours sur « l’unité de la nation blanche » fonctionne de moins en moins, mais il continue d’avoir une certaine efficacité. Et désormais, un seul individu motivé, armé, peut faire beaucoup de victimes.
Appuyés sur une « pensée » qui leur vient de l’extérieur et sur une pensée qu’ils se sont donnés, ces tueurs se prennent pour des penseurs, et des grands penseurs, mais des penseurs qui ne sont pas écoutés et entendus. Le bruit des balles et l’agonie de leurs victimes ont pour objet d’imposer au monde qu’ils le soient. Là où l’incendiaire de la Bibliothèque d’Alexandrie a échoué, ces destructeurs réussissent, parce que les moyens de communication moderne permettent de donner un immense écho aux délires de leur égo. Ils articulent théorie et pratique, et la pratique a pour objet de mettre en lumière la théorie, et derrière, leur propre personne. Ce sont des sanguinaires qui se prennent pour des Léonard de Vinci du crime, ethnique, destinés à « sauver leur race ». Faudrait-il effacer leur prénom et nom, de toutes les publications ? Ce serait une mesure… « justifiée », mais située au niveau des effets et non des causes. Faudrait-il organiser des Koh-Lanta des terroristes, en les plaçant sur une île, afin qu’ils s’entretuent, jusqu’au dernier ? Et concernant les théoriciens comme Renaud Camus, pourquoi aucune association des droits civiques n’engage une plainte bien que le droit français actuel rende possible une telle action juridique ? Pour l’instant, concernant celles-ci, les pays où ces crimes se sont produits et se produisent régulièrement restent étrangement passifs, tant dans la réflexion que dans les actes politiques. Pourtant, nous sommes confrontés à des Daesh blancs, « chrétiens » (ou non), qui visent à faire, en Europe et ailleurs, la même chose que Daesh. Il leur manque une volonté, une organisation. Ils sont armés, mais ils n’ont pas une armée. Allons-nous attendre de… ?
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