Pour aller vers un véritable « nouveau journalisme », il est décisif de changer le rapport aux faits et l’énonciation de ces faits. Qu’est-ce qui est un « fait », et comment faut-il en parler ? Ces questions sont essentielles, et les réponses ne sont pas évidentes. D’autant que, comme avec le passage de quantités de drogues sur une frontière, un fait-leurre peut être utilisé pour empêcher qu’un autre fait devienne l’objet de la focalisation des uns et des autres. Parce que c’est l’objet même des médias : IMPOSER ce qui est censé S’IMPOSER. Pour que « tout le monde en parle ». Or, notre époque démontre un effet majeur : la diversion. Si nous regardons ce qui, chaque jour, pour un pays, se publie, il y a énormément d’infos-déchets : des infos, sans valeur ajoutée, des infos superficielles, des infos-répétition, et des infos « frelatées », c’est-à-dire qui ont pour objet de tromper. Les informations à haute valeur ajoutée, les informations de grande valeur, y sont rares, mais elles existent. Mais il n’est pas possible de proposer seulement des informations à haute valeur ajoutée : le lecteur, le spectateur, risqueraient l’indigestion. Mais entre des informations à haute valeur ajoutée et des infos de valeur nulle, ou superficielles, il y a beaucoup de degrés. Qu’est-ce que cela dit et qu’est-ce que cela vaut ? Des médias publient beaucoup, chaque jour : ils remplissent des cases, comme s’ils ne laissaient aucun vide, alors que, factuellement, ils ne parlent que d’une sélection, très minoritaire, de sujets, de faits. Il faut donc faire avec. Nous ne pouvons pas parler de tout et de tous. Il faut donc veiller à nos choix pour parler au maximum de ce qui est important, et de tous : des riches et des pauvres, et des autres, des réussites et des échecs, des faits et des intentions, etc. A l’égard de cet ensemble de choses, le principe déterminant est le rapport à, rapport qui devient constitutif du « fait ». Prenons l’exemple de la mort de Lady Diana, dans un célèbre accident, à Paris. Quel est le fait ? Une personnalité, mondialement connue, décède dans un accident de voiture. La mort des êtres humains, c’est un fait permanent : lors de leur décès, 99,99% des êtres humains ne font pas l’objet d’une « information » dans un média, sauf ce que la presse locale publie, à l’attention de leurs connaissances. En soi, le décès de Lady Diana n’a pas plus d’importance que celui d’une personne qui n’est pas connue des autres. Mais comme elle a été l’épouse de l’héritier supposé de la couronne britannique, une figure mondaine, ce décès a été médiatisé. Pour un média, la question qui se posait était : faut-il en parler et comment en parler ? A la question, « faut-il en parler ? », la réponse n’est pas évidente. Parce que d’autres médias le font : se taire sur ce sujet, n’empêchera pas qu’il soit omniprésent, dans les jours qui suivent l’accident. Il était donc tout à fait pertinent de ne pas en parler (bien que, en parler, attire vers votre média des personnes intéressées), ou d’en parler autrement. Comment ? Plusieurs perspectives étaient possibles – et nous en ferons un article, prochainement. Pour pouvoir constituer un rapport intéressant à un fait, il faut pouvoir le mettre en perspective, le penser. Nous le disons : il n’y a pas de bon journalisme sans une pensée, active, sensée, justifiée. Or, c’est précisément ce qui fait le plus défaut dans tant de parutions et de reportages télévisuels. On prétend souvent coller le plus au fait qu’il n’y a rien d’autre à voir que le fait, « pur », pour l’offrir à des commentaires qui eux le sont rarement. C’est pourquoi, pour constituer notre équipe de rédaction, nous ne privilégions, nous ne favoriserons pas celles et ceux qui ont une « formation professionnelle en journalisme » : nous traiterons ceux-ci à égalité avec d’autres profils, originaux, certes, mais ayant toutes les capacités intellectuelles, et souvent même plus, pour travailler, trouver, écrire, raconter. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de pouvoir « trouver » et raconter des faits : il faut les mettre en perspective, les penser, de manière pertinente, et cet exercice n’est pas facile. C’est pourtant indispensable pour ne pas tomber dans les travers de l’info-vitrine (le nez collé sur les faits, une prétention mensongère) ou « l’info-embedded », quand on se met au service d’une puissance, politique, économique, dont les intérêts sont spécifiques, et souvent contraires à l’intérêt de tous. De ce point de vue, Edwy Plenel est un cas intéressant. Co-fondateur de Médiapart, il incarne ce journalisme cultivé, capable de replacer les faits, leur sens, dans l’espace et dans le temps. Il suffit de l’écouter ou de le lire pour constater que cette culture lui permet de donner du sens à ce que Médiapart publie. Mais ses tropismes particuliers, suscités par son engagement trotskyste constant, le conduisent à des interprétations de faits actuels, qui ne sont pas démontrées. Ce dont nous voulons, à tout prix, nous protéger. Médiapart est un média, à succès, qui reçoit de nombreux éloges. Nous ne nous associons pas à ceux-ci, comme nous ne nous associons pas à des critiques caricaturales visant ce média. Nous constatons que Médiapart travaille sur certains sujets, et jamais sur d’autres, à la fois par impossibilité factuelle (il y a tant de sujets), mais aussi par des choix de la rédaction, qui sont les siens, mais que nous n’imiterons pas. Et nous serons amenés à en parler régulièrement.
