La deuxième partie sera publiée demain vendredi 8 avril. Notre publication est dédiée à la mémoire de Samuel Paty.
Le 16 octobre 2020, Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie au collège de Conflans-Sainte-Honorine, a été assassiné sur la commune d’Eragny, en région parisienne, par une décapitation opérée en pleine rue par un tueur, dont les motivations étaient liées à sa foi musulmane, selon des interprétations particulières de la parole prophétique avec « le Coran ». Hier, mercredi 6 avril 2022, nous avons appris que des membres de la famille de Samuel Paty ont engagé deux plaintes contre les Ministères de l’Education Nationale et de l’Intérieur. Ces plaintes visent un champ du droit très spécifique et complexe, puisque défini négativement : ce qui n’a pas eu lieu, mais ce qui aurait dû avoir lieu, à savoir les « non-empêchement de crime et de non-assistance à personne en péril ». La « non-assistance à personne en danger » aurait pu également être ajoutée. De la part des personnes mises en cause, ces non-actes qui furent des actes sont des « fautes inexcusables », puisque la conséquence de ceux-ci a été de faciliter la réalisation de l’intention criminelle.
Après cet assassinat dans des conditions aussi tragiques, l’émotion a été, en France, tout aussi considérable que pour les victimes de l’attentat contre Charlie-Hebdo et contre les personnes du Bataclan, et ce même si le tueur n’a fait qu’une seule victime. Et ce aussi parce que l’Etat s’est associé à cette émotion, par une commémoration officielle, où les personnes les plus importantes de l’Etat français se réunirent, auprès de la famille et des collègues de Samuel Paty, afin de lui rendre hommage, le 21 octobre 2020.
Depuis un an et demi, la famille de Samuel Paty a dû prendre le temps de « faire son deuil », notamment par la phase la plus aigüe, puisque nous pouvons penser que, après avoir ainsi perdu leur être cher, ce deuil n’est sans doute pas fait, terminé, si tant est qu’il le soit jamais. Les membres de cette famille ont pris le temps de discuter entre eux, d’étudier les faits antérieurs à ce crime, devenu par la décision étatique, un « acte terroriste ». Les Ministères ont reçu, il y a quelques semaines, une lettre, de la part de cette famille, avec une liste de remarques et de questions. En quelques mois, nous sommes donc passés de l’empathie officielle pour ce professeur, au silence, dès lors que des questions gênantes ont été posées. Il y a un an et demi, les multiples gestes et engagements « forts » de l’Etat français ne laissaient pas présager qu’il y aurait des plaintes contre l’Etat, de la part de la famille. Maintenant, elles sont posées. Qu’est-ce qui s’est passé en un an et demi pour que ces décisions d’actions judiciaires soient prises, qu’est-ce qui s’est passé dans les jours qui ont précédé l’assassinat de Samuel Paty, et, à certains moments particuliers, quels autres choix auraient pu stopper l’engrenage criminel, devenu fatal ?
Le 6 octobre 2020, Samuel Paty, dans l’exercice de ses fonctions, donne un cours d’Enseignement Moral et Civique, à une classe de 4ème, sur « la liberté d’expression ». Il choisit, pour support de son argumentation et de sa réflexion, deux dessins, appelés « caricatures », de l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, lesquelles font référence à la personne du Prophète de l’Islam. Charlie-Hebdo est un journal satirique, dont la ligne éditoriale est définie par l’humour, la volonté de se moquer, de personnalités réelles, ou fictives, mythiques. La qualité de ces dessins, leur interprétation, varient. Comme le registre de l’humour, il y a des plaisanteries subtiles et d’autres qui le sont moins. Et Charlie-Hebdo est un hebdomadaire qui, depuis son apparition, a été confronté à de multiples mises en cause publiques et judiciaires, notamment de la part d’organisations chrétiennes. En s’appuyant sur ces dessins, Samuel Paty entendait démontrer que, en France, si la liberté d’expression a des limites, légales, celles-ci sont différentes que dans d’autres pays, puisque la liberté de se moquer peut aussi viser des références, sacrées pour les uns, honnies pour les autres. Des anciens élèves de Samuel Paty ont témoigné que cette séance se répétait, d’une année sur l’autre. C’est donc qu’elle tenait à coeur de ce professeur. Conscient que les dessins pourraient heurter la sensibilité de certains élèves, il a invité celles et ceux qui pensaient pouvoir l’être à fermer les yeux, voire, selon le rapport, qu’ils pouvaient sortir pour un temps bref, s’ils pensaient pouvoir être choqués par cette image. Le cours a eu lieu. Dans les jours qui ont suivi, Samuel Paty, la direction de l’établissement, ses collègues, ont pu constater que des familles le mettaient en cause pour cette partie de sa séance. Ce sont ces mots même de cette mise en cause qui sont essentiels à connaître et à mesurer. En fonction de leur nature, de leur répétition, de l’intensité mise à les énoncer et à les répéter, il s’agit de savoir si, dès le départ, une légitime inquiétude pouvait d’emblée conduire à agir, par la crainte de violences contre l’enseignant. Voici ces propos. Samuel Paty a été accusé de différencier les élèves, entre ceux, de confession musulmane et les autres. Un parent d’élève a affirmé que Samuel Paty avait demandé « à toute la classe que les élèves musulmans lèvent la main », « de sortir de la classe », mais le rapport de l’Inspection Générale de l’Education Nationale indique que Samuel Paty a reconnu avoir invité les élèves qui pensaient pouvoir être choqués à sortir quelques instants, mais sans pour cela identifier en tant que tels les élèves « musulmans ». Un autre parent d’élève (celui d’une élève, laquelle étaient à l’origine de ces affirmations inexactes), a affirmé que l’enseignant avait montré « la photo » d’un homme nu en ajoutant « c’est le Prophète ». Samuel Paty est traité de « voyou » et de « malade », dans des vidéos où des personnes s’échauffent sur ce cours et cette partie du cours. Un individu, militant, intervient, pour requérir de la direction de l’établissement, que Samuel Paty soit sanctionné par un licenciement « sous peine de manifestations ». Une plainte est déposée pour « diffusion d’images pornographiques ». Les mots utilisés impliquent un caractère d’extrême gravité des faits, pour des croyants (ou supposés l’être), rigoristes. Le Prophète est associé à de la nudité et à de la pornographie. Les termes utilisés et l’exigence d’un renvoi du professeur démontraient que, pour ces personnes, le propos de Samuel Paty n’avait pas seulement été un peu problématiques, critiquables, mais qu’ils avaient dépassé des limites, par manque de respect envers l’Islam – selon leurs catégories. Le simple fait de représenter le Prophète, et, pire, de le montrer dans un état, humain, contraire à la divinisation qu’ils lui prêtent, constituait un casus belli, qui exigeait une réponse. Celle-ci était demandée à l’institution, et sinon, et cela restait implicite, une autre réponse y serait apportée. Donc, dès cette phase initiale et ses éléments objectifs, il y avait des menaces contre Samuel Paty : au minimum, professionnel, si ces personnes obtenaient une sanction, une exclusion de l’Education Nationale, ou une autre. Or, l’institution répond par une volonté de « dialogue », qui la place, comme Samuel Paty, dans une logique de défense, COMME SI il avait, peut-être, en fonction d’un point de vue, commis une éventuelle faute, qui, en effet, méritait d’être corrigée. Or, ce que Samuel Paty a montré et démontré, c’est qu’il existe un fanatisme qui est suscité par un culte idolâtrique (un comble), capable d’envisager la mort de personnes, si des gérants de ce culte estiment que l’idole est bafouée, puisque, avant même qu’il soit assassiné, les « caricatures » et leurs effets en constituaient une autre démonstration par l’exemple. Il n’y avait donc pas lieu, pour la direction de l’établissement, d’écrire aux parents, en indiquant être à leur disposition, pour « qui souhaitaient revenir sur cette situation ». Or, après avoir fait preuve de cette « volonté de dialogue », les menaces ont continué. 6 jours après, la chef d’établissement indique qu’il y a des appels qui expriment des menaces dont il reste à connaître les termes. Le même jour, Samuel Paty est invité à se rendre au commissariat, parce qu’une plainte a été déposée contre lui, pour « diffusion d’images pornographiques ». Là encore, une telle convocation se justifiait-elle ? Il appartenait à la police de mener, de manière indépendante et sérieuse, son enquête, et, si les conclusions de cette enquête avaient été significatives, Samuel Paty aurait pu être alors convoqué. Là, il l’est immédiatement, COMME SI, là encore, la plainte pouvait être sensée, et donc, à discuter, à étudier. Mais qui peut confondre une caricature d’un hebdomadaire satirique avec une image pornographique ? Outre les appels menaçants, le père de famille de la jeune fille et un militant viennent à plusieurs reprises devant l’établissement. Il y a donc un contexte général, inquiétant. Et ce qui est en jeu, c’est la vie de l’enseignant, et non la liberté d’expression de ces personnes, dont elles se servent, pour mettre en cause la liberté pédagogique, d’autant plus, raisonnable et rationnelle, qu’elle ne vise pas à humilier la foi musulmane, mais à montrer l’étendue de la liberté d’expression et le fait que l’humour a le droit de rire de tout, prend le droit de rire de tout.
PS : l’avocat Francis Szpiner indique sur son compte Twitter que « l’ancienne compagne et mère du fils de Samuel Paty a appris avec surprise le dépôt d’une plainte (…) procédure à laquelle elle n’entend pas s’associer.